Par Yvan Gradis, correcteur antiteurtriste
À Molière.
Teurtrisme : synonyme (possible) d’« écriture inclusive » (rien à voir, donc, avec le tantrisme).
Le 12 novembre (2020), Marie-Françoise*, secrétaire d’édition chez Policorrect, l’un des plus grands éditeurs français, de réputation progressiste, me confie, par courriel, la relecture de Vivre en consom’acteur, opuscule appartenant à une collection militante.
Je lui retourne, le jour même, le texte corrigé, ou plutôt « raboté », m’étant offert le plaisir d’éliminer une dizaine de « nœuds » d’écriture inclusive – plaisir d’autant moins coupable que, grâce au procédé du « suivi des modifications », l’éditeur, nullement pris en traître, aura tout loisir de censurer celles de mes initiatives qui ne lui siéront pas.
Le 13, Marie-Françoise, qui connaît mon aversion pour l’écriture inclusive, me renvoie ma copie en me ménageant : « Je pense que je vais faire commencer votre journée par une contrariété, j’en suis désolée. L’éditeur a tranché en faveur de la conservation de l’écriture inclusive, il va donc falloir la remettre partout. On a laissé apparents les endroits où vous l’aviez supprimée, pour que ce soit plus facile pour vous de la remettre, et l’éditeur m’a demandé de vous transmettre ci-joint le Manuel d’écriture inclusive. »
Je lui réponds : « Merci de votre délicatesse ! Rassurez-vous, de toute façon, le·la client·e est roi·reine. J’espère seulement, en compensation, que votre rue sera rebaptisée à mon nom, avec la mention “dernier correcteur résistant à l’écriture inclusive”. Incidemment, dois-je rendre le livre cohérent en matière d’écriture inclusive, ou bien respecter l’incohérence ? » Question d’autant plus fourbe qu’aucun correcteur ni éditeur ne saurait transiger avec la règle de cohérence, grammaticale ou typographique, à laquelle aucun ouvrage n’échappe. Or, j’ai remarqué, dans ma relecture, maints passages qui auraient dû, suivant cette règle, figurer en écriture inclusive. J’en envoie quelques échantillons à la secrétaire : « les pratiques des industriels… un Français consommait… des adultes européens », etc.
Le 16, le diable, que j’aurais mieux fait de ne pas tenter, me répond : « Je vous confirme qu’il faut mettre l’écriture inclusive partout, même là où il n’y en avait pas avant. »
Je m’exécute, ou plutôt me délecte, avec une pensée pour Molière et ses Précieuses ridicules : ils veulent de l’écriture inclusive ? ils vont en avoir !
Un peu plus tard donc, je renvoie la nouvelle version que j’ai pris un malin plaisir à « lisser », ou plutôt hérisser, de formules parfois ô combien savoureuses… Avec ce commentaire : « Finalement, c’est très amusant, l’écriture inclusive ! Donc, surtout, ne débaptisez pas votre rue ! »
« Hérisser », ai-je dit ? Qu’on en juge : « divers·e·s client·e·s de l’industrie agroalimentaire : parmi eux·elles, les meunier·ère·s », « les producteur·rice·s locaux·ales qui cultivent », « d’autres acteur·rice·s comme les “paysan·ne·s-boulanger·ère·s” » « Vous êtes soucieux·se de votre santé », « Vous êtes sportif·ve ? », « l’information du·de la consommateur·rice », « une ordonnance du·de la médecin », « acheter local auprès des petit·e·s producteur·rice·s de votre marché », « on est généralement maître·sse à bord », « Entre copain·ine·s, ce sera plus simple »… Dois-je poursuivre la torture ?
Mon plus grand régal – on n’est pas jusqu’au-boutiste à moitié – a été de « corriger » le titre même de l’opuscule : Vivre en consom’acteur·rice, bien que le supposant déjà inscrit au catalogue de l’éditeur sous sa forme… ringarde.
Le 17, nouveau courriel de Marie-Françoise, intitulé « Arghhh » : « Je suis désolée, vous allez me maudire… Finalement, les éditeurs sont revenus sur l’idée de l’écriture inclusive. Du coup, il faut l’enlever partout. Désolée vraiment de vous avoir fait perdre votre temps et merci de votre compréhension. » Je jubile. Quant à la secrétaire, elle n’a pas à être « désolée » : je suis payé au temps passé, mon coup de poker est donc tout bénef !
Le 18, je renvoie la énième version, bassement phallocratique…, accompagnée d’un mot à Marie-Françoise : « Aucune malédiction de ma part, rassurez-vous : n’étant pas décisionnaire, vous n’êtes pas responsable, seulement intermédiaire entre le correcteur et l’éditeur, dont je comprends (et pour cause !) le revirement… »
La secrétaire paraît s’accommoder de mon phallocratisme, à en juger par le bégaiement et le quintuple point d’exclamation avec lesquels elle accuse réception de l’ultime version et clôt le débat : « Un grand grand merci pour tout !!!!! »
Yvan Gradis, 18 novembre 2020
(06 17 78 74 83, yvan.gradis@wanadoo.fr)
Correcteur antiteurtriste
*Par prudence (je ne tiens pas à perdre un gros client…), les nom, titre et raison sociale ont été changés.