Remémoration radicale – Frank Forencich

« Ne pas savoir qui vous êtes est une sorte d’enfer. »

Kelly Thompson
The Girl Who Would Be King

Au cas où vous n’auriez pas eu assez de mauvaises nouvelles ces dernières semaines, il y a encore un autre aspect négatif de la pandémie dont il faut que vous entendiez parler. Non seulement le virus tue des gens et en prive des millions d’autres de leurs moyens de subsistance, mais il détourne également notre attention de problèmes fondamentaux de la situation dans laquelle les humains se sont fourrés.

Plus précisément, je parle de la diminution de la vitalité des humains, qui s’est produite sur la planète au cours des dernières décennies. Nous avons tous vu la progression des maladies liées au mode de vie comme l’obésité, le diabète et tout le reste, mais ce qui se passe aujourd’hui chez l’être humain est plus profond, plus fondamental et plus inquiétant : une faiblesse croissante de l’organisme et une érosion de l’esprit. Virus ou pas, l’organisme humain est en déclin et les gens sont en difficulté.

Les experts soulignent les défis de la sédentarité, de la mauvaise alimentation et du stress, mais à mon avis, notre maladie n’est pas tant un problème biomédical qu’un problème de mémoire. En d’autres termes, notre résilience et notre structure corporelle qui s’amenuisent sont la conséquence d’un oubli généralisé et culturel. En bref, l’homme moderne court un risque très réel de perdre le contact psychophysique avec la puissance biologique native qui alimente notre corps et notre vie.

Dans un sens, les humains qui nous entourent ressemblent beaucoup au personnage de Jason Bourne dans le film d’action La Mémoire dans la peau (The Bourne Identity, 2002). Le protagoniste, joué par Matt Damon, est retrouvé flottant dans la mer Méditerranée avec deux blessures par balles dans le dos. Au réveil, il n’a aucune idée de qui il est ou de ce que pourrait bien être son histoire, puis passe le reste du film à traquer sa véritable identité. Mais l’amnésie de Bourne n’est que partielle ; il conserve sa mémoire corporelle, ses compétences en arts martiaux et sa maîtrise de la langue, des armes, des voitures et de la technologie.

Jason+bourne+open

Excellent début pour un film, mais notre perte est bien pire que celle de Bourne. Dans notre amnésie, nous avons perdu le contact avec notre corporalité native et notre identité d’animal. Nous avons oublié l’ancienne puissance primordiale qui circule dans chaque cellule de notre corps, à chaque minute de chaque jour. Nous sommes tels des somnambules dans la vie, sans savoir qui nous sommes ni de quoi nous sommes capables. Il n’est pas étonnant que nous souffrions de tant de maladies et de maux ; cette amnésie profonde est une forme de maladie.

Nous sommes comme des super-héros perdus. Nous avons la cape et les bottes, et le vague pressentiment que peut-être nous pourrions faire quelque chose d’extraordinaire, mais nous ne ressentons pas la Force. Et donc nous trébuchons dans la vie, à moitié efficaces, en proie à toutes sortes de pathologies, d’afflictions et de « maladies liées au mode de vie ». Nous sommes inexplicablement perdus par rapport à notre nature et à notre potentiel. Comme le disent les Kinks dans leur simple de 1979 (Wish I Could Fly Like) Superman,

I’d really like to change the world
And save it from the mess it’s in
I’m too weak, I’m so thin
I’d like to fly but I can’t even swim.

J’aimerais vraiment changer le monde
Et le sauver du pétrin dans lequel il se trouve
Je suis trop faible, je suis si frêle
J’aimerais bien voler mais je ne sais même pas nager.

Crazy Super Hero Confused

Cet oubli peut ressembler à une bizarrerie insignifiante de l’esprit humain, à un désagrément neurologique, à quelque chose d’assimilable à l’oubli de votre numéro de téléphone ou de l’endroit où vous avez laissé vos clés de voiture. Mais c’est une forme d’amnésie très réelle, voire mortelle, tout aussi dangereuse que n’importe quel virus. Non seulement elle nous affaiblit en tant qu’individus, mais elle met également en danger l’ensemble de notre société et de la biosphère. Lorsque les gens perdent le contact avec le pouvoir et l’immensité de la nature, ils sont amenés à compenser et à chercher le pouvoir ailleurs, dans le prestige social, le statut et la richesse, et dans des machines, des outils, des véhicules et des armes toujours plus puissants et hostiles à la terre. En ce sens, toute notre crise écologique peut être comprise comme une conséquence de notre oubli collectif. Si nous ressentions vraiment la puissance de la biosphère qui circule dans notre corps, une simple promenade dans les bois serait plus que suffisante.

L’essentiel à comprendre est que la vie sur terre est une force singulière. Les plantes et les animaux qui nous entourent semblent être nombreux, divers et séparés les uns des autres, mais en fait, ils font partie d’un processus unitaire de génération, un raz-de-marée biologique qui a balayé le globe d’une vague de créativité prodigieuse de 3 milliards d’années. Rachel Carson l’a parfaitement exprimé :

« Comprendre la biologie, c’est comprendre que toute vie est liée à la terre d’où elle vient ; c’est comprendre que le flux de vie, s’écoulant du passé trouble vers l’avenir incertain, est en réalité une force unifiée, bien que composée d’un nombre et d’une variété infinis de vies séparées. »

Alors, comment se sentirait notre super-héros perdu s’il s’éveillait soudainement à son pouvoir ? Que ressentirait-il s’il sentait soudain l’immensité de l’évolution biologique se propager dans toutes les cellules de son corps ? Ce serait… super, justement, et le mot est ici approprié. Notre super-héros serait transformé, réveillé, revitalisé. N’étant plus isolé dans une lutte épique contre les forces du mal, il ressentirait la puissance de toute la biosphère dans chacune de ses cellules. Chaque être vivant serait un allié, chaque écosystème un partenaire. Avec la totalité de l’évolution biologique dans son dos, il serait tel un surfeur sur une magnifique vague vert-bleu et vivante.

En théorie, tout être vivant devrait ressentir cette puissance à chaque instant, mais ce n’est généralement pas le cas de l’homme moderne. Alors, qu’est-ce qui s’y oppose ? Comment avons-nous pu devenir inconscients de quelque chose de si vaste, de si vital, de si ancien et de si profondément incarné ? Comment avons-nous pu en arriver à un point tel que la nature est considérée comme « autre », une puissance étrangère séparée et extérieure à nous-mêmes ? Comment avons-nous pu nous sentir si impuissants ?

Cet oubli radical est en partie un produit du système nerveux lui-même. Lorsqu’un élément dans notre monde nous est familier, nous y prêtons moins attention, ce qui, dans le contexte de l’histoire de l’évolution, est exactement la bonne façon de faire. Les nouvelles choses attirent notre attention parce qu’elles peuvent être dangereuses ; les choses familières sont moins susceptibles de nous poursuivre et de nous manger. Ironie du sort : notre pouvoir d’amnésie étant présent dans notre corps à tout moment, nous… oublions de le remarquer ou de le ressentir !

Mais un obstacle encore plus grand est constitué par la machine à distraction que nous appelons « culture moderne ». Même dans nos conditions de vie actuelles, nous sommes constamment assiégés par la mercatique, la publicité et un million de bips, de notifications, de flashs et de tweets. Le bruit est partout, détournant notre attention des processus primordiaux qui nous font vivre. Qui peut bien sentir la puissance de la biosphère lorsque chaque instant de veille est obscurci par des messages du type « achetez » ou « donnez-nous de l’argent » ?

Pire encore, l’éducation moderne est comme un « programme de distraction », conçu presque intentionnellement pour maintenir les élèves déconnectés de leur pouvoir personnel et physique. Dans de nombreuses écoles, la domestication semble être l’objectif premier. Les animaux sauvages et en bonne santé que sont les élèves sont tout simplement trop gênants ; il vaut mieux les distraire avec des tâches et des tests standardisés et, si nécessaire, des médicaments.

Ajoutez à cela l’incapacité spectaculaire de la profession médicale à prendre au sérieux notre continuité avec la vie. Pour le médecin typique, la médecine se limite à des mesures et à des résultats de tests. Ces chiffres peuvent bien servir un objectif clinique précis, mais ils sont loin de relier le patient aux processus puissants et favorables à la santé qui soutiennent nos vies. Au mieux, c’est une occasion manquée de promouvoir le bien-être du patient ; au pire, c’est un gaspillage total du temps et des ressources de chacun. Si le médecin ne peut ou ne veut pas enseigner le pouvoir biologique qui se cache derrière le processus de guérison, que fait-il exactement ? Quand un médecin vous a-t-il rappelé pour la dernière fois votre pouvoir inné et la capacité créative inouïe de votre corps ?

Alors, comment réveiller notre super-héros perdu ? Comment lui faire se rappeler l’incroyable force de vie qui circule dans chaque fibre de son être ? Chacun aura son propre chemin, mais quelques possibilités s’offrent à nous : la première est expérientielle. Nous ressentons notre puissance lorsque nous nous impliquons activement et physiquement par le mouvement dans notre habitat. La randonnée, l’escalade, la marche, le surf et le vélo offrent tous ce potentiel, surtout lorsque nous détournons notre attention de la compétition pour la porter sur ce qui compte vraiment.

Nous pouvons aussi retrouver cette connexion à notre force par la méditation et l’imagination. Asseyez-vous, concentrez-vous sur votre respiration, votre corps et la puissance qui circule de la biosphère vers chacune de vos cellules. Ressentez la formidable histoire de la vie ; vous en faites partie. Sentez la vie qui déferle à travers les océans et les forêts tropicales ; vous en faites partie. Sentez la vitalité de chaque plante et de chaque animal dans le monde ; vous en faites partie. Ralentissez et ressentez ; vous participez à quelque chose d’outrageusement créatif.

Nous pouvons également adopter une approche cognitive. Rafraîchissez votre connaissance en (pré)histoire et en biologie. Lisez des ouvrages sur les origines de la vie et les immenses étendues du temps biologique. Étudiez les travaux d’Aristote, de Linné, de Humboldt et de Darwin. Découvrez l’arbre de vie, les grandes extinctions et les grandes floraisons de la biodiversité. Une fois que vous aurez saisi la profondeur et la puissance stupéfiantes de notre drame biologique, vous serez étonné et changé à jamais.

Alors que nous sommes au bord de l’effondrement écologique, la plupart d’entre nous sont submergés par un sentiment d’impuissance, et les solutions communément recommandées n’aident pas vraiment. Le recyclage des déchets semble bien peu de chose. Voter pour des candidats verts et sains d’esprit vaut évidemment la peine, mais même cela ne semble pas avoir beaucoup d’impact. En revanche, la puissance du souvenir de la vie est quelque chose que nous pouvons tous éprouver et, mieux encore, quelque chose qui a un véritable potentiel de transformation. Lorsque nous sentons la vie couler dans notre corps, nous nous engageons au niveau le plus profond possible. Si même un petit pourcentage de la population humaine détournait son attention de la distraction et la portait sur la vie elle-même, les effets seraient profonds et communicatifs.

Cette compréhension nous apprend également quelque chose d’essentiel sur le métier des formateurs, entraîneurs, enseignants, thérapeutes et professionnels de santé du monde entier. Nous avons tous quelque chose à partager (pratiques, informations, connaissances et méthodes) mais sous tout cela, il doit y avoir un seul impératif, celui de rappeler à nos apprenants, clients et patients leur continuité avec toute vie sur terre. C’est là l’enseignement primordial et, sans conteste, l’une des choses les plus utiles à faire pour la planète. On pourrait même dire que c’est un enseignement sacré !

Alors, quoi que vous fassiez, ne soyez pas distrait. Gardez un œil sur l’énergie bleu-vert qui vous traverse à chaque instant de la journée !

Frank Forencich
Traduction de Paul Landon de l’article Radical Remembering dont voici la version originale.


Pour poursuivre cet article et se connecter à cette énergie évolutive primordiale je vous recommande la lecture de trois livres :

  1. Origines de Olivier Grunewald et Bernadette Gilbertas, un magnifique livre de photographie primordiales accompagné des textes expliquant l’évolution depuis la création de l’univers. Quand art photographique et sciences se rencontrent ça donne ce livre. Un véritable livre ressources.
  2. Au commencement était le poisson de Neil Shubin, un livre drôle, passionnant et qui nous emporte dans la merveilleuse histoire de l’évolution des espèces. Vive la paléontologie quand elle est expliquée par Neil Shubin.
  3. Évidement si vous ne l’avez pas encore lu, le best seller de Ressources Primordiales, le livre de Frank lui-même, L’Animal exubérant que vous pouvez vous procurer ci-dessous.

 

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